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La Gamberge
9 mars 2015

The Units, le groupe punk qui refusait les guitares.

Lorsque j'ai entendu The Units pour la première fois, je ne m'attendais pas à trouver une telle richesse en amont. Leur activité, bien qu'éphémère (1978-1983), ne se limitait pas à la musique. La musique n'était même qu'un prétexte, un moyen d'expression parmi d'autres pour véhiculer une critique incisive de la société de consommation. Rangés dans l'ombre de Devo, auxquels ils sont souvent comparés, j'ai pensé que les Units avaient leur mot à dire et que ce mot méritait bien un article. 

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A l'origine, Tim Ennis, lycéen à San Francisco. En 1977, avec des amis, il crée The Normalcy Roulette School of Performance, un groupe de performance artistique auquel participe notamment Scott Ryser, qui deviendra par la suite la tête pensante de The Units. La vocation pluridisciplinaire et situationniste se fait déjà sentir. 

« On intégrait de la danse, de la musique, des effets sonores, de la poésie et des panneaux
qui se déplaçaient à travers la salle sur des fils motorisés. » (1) 

 Le collectif ne trouve pas beaucoup d'endroits qui sont prêts à accueillir leurs performances, jusqu'à ce que l'un de ses membres, manager scénique d'un bar-restaurant sur Broadway, leur conseille de se présenter non plus comme un groupe de performance artistique, mais comme un groupe de musique. Dès lors, The Units est créé, les concerts s'enchaînent et les médias locaux s'intéressent au projet. Le nom du groupe a été suggéré à Scott Ryser par un ami placé en hôpital psychiatrique et qui ne prononçait quasiment plus que deux choses : "Fuck'em all !" et "Units". Lorsque Slash Magazine, fanzine punk publié à Los Angeles entre 1977 et 1980, demande au groupe d'expliquer l'origine de son nom, ils répondent : 

« On trouvait que le nom était très symptomatique et symbolique de notre époque – on a été amenés à penser de manière très mono-directionnel et uniformisé en comparaison à d'autres cultures. La manière dont on perçoit et dont on crée notre environnement est largement influencée par la structure du langage qu'on utilise – et notre langage est très mono-directionnelle, il fonctionne autour d'unités. Ce qui nous donne : sujet, verbe, complément. Point. Et notre façon de conceptualiser la vie est plus ou moins identique : naissance (du sujet) – vie – mort. Ca nous donne le sentiment d'être une unité immobile qui apparaît soudainement du néant, est entraîné à travers la vie, puis s'arrête pour retourner au néant. C'est la raison pour laquelle je pense que la structure de notre langage/perception crée véritablement la sensation que chaque chose et chaque être est mis dans une boîte et séparé de tout le reste. » (2)

The Units se fait une place dans l'avant-garde san-franciscaine. Ils se représentent aussi bien dans le cadre d'expositions d'art que de concerts plus traditionnels. Rapidement, la formation se stabilise à quatre membres : Scott Ryser (synthé, chant), Tim Ennis (synthé, chant), Rachel Webber (projections vidéo, choeurs, puis synthé) et Richie Driskell (batterie). Les fanzines de l'époque, nés en même temps que la culture punk, se perdent dans leurs étiquettes lorsqu'il s'agit d'écrire un reportage sur le groupe. Il faut dire que les frontières sont minces, à la fin des années 70, lorsque punk et new wave se partagent l'affiche. The Units possède évidemment l'énergie et l'esprit contestataire du courant punk, mais a-t-on déjà vu des punks jouer sans guitares ?

« Ils étaient suffisamment sympas pour nous étiquetter « punk électronique qui marche » et nous caser entre The Avengers et The Dead Kennedys... Mais je savais qu'on serait bientôt considérés comme étant « New Wave ». Je vais vous dire pourquoi c'était important à mes yeux : le punk c'était la rébellion, la new wave c'était le business » (1)

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Avant la grande déferlante de la new wave et l'avénement de MTV dans les années 80, The Units a déjà abandonné les guitares (a posteriori, on parlera de synthpunk pour qualifier ce courant minoritaire). Pas seulement par attrait pour leur sonorité futuriste, mais aussi pour créer de manière inédite et pour faire passer un message. 

« A mes yeux, les guitares étaient devenues un symbole négatif. Ils représentaient une contestation « sociallement acceptable » pour les jeunes. Une rebellion acceptée par la société de consommation, avec un fort potentiel marketing. Tant qu'on tenait une guitare et qu'on sautait dans tous les sens comme un singe, on pouvait débiter des poèmes anti-système tout en vendant des tonnes de hamburgers, de bière et de t-shirts. » (3) 

Selon Scott Ryser, la guitare n'était donc plus un instrument subversif comme elle avait pu l'être autrefois. Vendue par millions à des adolescents en quête d'identité, elle était devenu un produit de consommation comme les autres, avec ses marques plus ou moins prestigieuses et son marketing bien huilé. Le synthétiseur, quant à lui, avant que la new wave n'emporte tout sur son passage, constituait encore une vraie solution alternative. C'était l'époque des premiers synthés à prix abordable pour le grand public, et l'occasion rêvée de créer avec de nouveaux outils. 

Le groupe effectue ses premiers enregistrements au printemps 79. Tim Ennis décide alors de quitter le groupe, remplacé temporairement par Peter Buck, puis par Lex Rudis. Un EP, High Pressure Days, sort en août de la même année. La chanson éponyme traite du sentiment d'urgence qui caractérise notre société : « Saw Johnny tonight, but we didn't say hello to eachother / Were all moving pretty fast these days / bumping around like bumper cars. ».

The Units - High Pressure Days ['79] (HQ)

Puis le single Warm Moving Bodies sort en mars 1980. Toujours dans une logique multimédia, la chanson est accompagnée de ce que le groupe appelle un Unit Training Film, clip vidéo constitué à la manière des détournements, c'est-à-dire par assemblage de vidéos pré-existantes.

« J'ai créé le premier Unit Training Film à partir d'un tas d'autres films sur lesquels j'avais travaillé avant que The Units n'ait commencé à faire des concerts. C'est un film satirique, éducatif, qui critique le conformisme et le consumérisme, réalisé avec des found footages, des films éducatifs et industriels, des films amateurs, des courts-métrages éducatifs passés de mode, et avec une dose de porno soft. Mon intention était de "re-diriger" ces films dans une optique subversive. » (4)

Les paroles traitent, de manière sarcastique, d'une certaine vision uniformisé de l'être humain, d'une certaine représentation qui le réduit à l'état de machine qui ne dévie jamais de son chemin, et dont tous les comportements doivent pouvoir être expliqués et codifiés : "I get to see hear touch taste smell / My partner  / Attracted by the odor / I respond to the stimulus / A gene machine / Surrounded by a cell wall / Protective shell of similar units"

Unit Training Film 1: Warm Moving Bodies

Suite à la parution de ce single, The Units attire l'attention du label 415 Records, qui signe le groupe pour un album. Celui-ci, intitulé Digital Stimulation, est enregistré durant l'été 1980 et sort à l'automne de la même année. Les thèmes développés sont toujours sensiblement les mêmes : critique de la société de consommation et des dérives de la technologie, qui conduisent à la déshumanisation et à l'éloignement des corps et des esprits. Les paroles de la chanson éponyme préfigurent d'ailleurs l'ère des réseaux sociaux : Roger liked to watch her with a telescope / And follow her around with a tape recorder / He put the information in the firm's computer / Comparative analysis / He thought he knew her. Durant la tournée qui suit la sortie de Digital Stimulation, l'album reçoit de bonnes critiques de la part de la presse spécialisée, et le groupe connait son heure de gloire en jouant des premières parties pour The Police, Iggy Pop ou Gary Numan. 

La suite de l'aventure est moins remarquable. Après plusieurs changements de line-up, des désaccords avec les maisons de disque et malgré une brève tentative de nouveau départ à la fin 1983 avec une signature chez Epic / CBS Records, le groupe finit par se séparer définitivement lorsque Scott Ryser et Rachel Webb quittent la côté ouest pour aller s'installer à New York City, où ils vivent encore aujourd'hui. Ils auront quand même le temps de travailler sur un album, Animals They Dream About, qui ne sortira jamais, sur deux singles (The Right Man, 1982, chanson dance qui atteint la 18ème place des charts américains ; A girl like you, 1983) et sur un EP (Way to move, 1983), tous relativement peu inspirés.

The Units - A Girl Like You

Comme d'autres groupes de rock l'ont fait avant eux et le feront encore par la suite (je pense notamment aux Talking Heads, dans un registre assez comparable), The Units aura défendu la différence et l'unicité contre une société consumériste qui tend à uniformiser les êtres et les objets. Même si le groupe est aujourd'hui redécouvert et souvent remixé, ses idées n'auront jamais vraiment goûté au devant de la scène. La profondeur et la richesse de sa philosophie valent bien qu'on y prête attention une fois de temps en temps.
Pour moi, c'est désormais chose faite.


(1) Digital Stimulation: An Interview with the Units' Scott Ryser
(2) Slash Magazine, Vol.2 #6, 6-1979, Seach + Destroy Supplemento
(3) History of the Units (The Early Years: 1977 - 1983), p.1 du livret qui accompagne le CD.
(4) 
The Units - High Pressure Days In San Francisco

 

 

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